Charles-Pierre Colardeau: Lettre d'Héloïse à Abailard

Oeuvres de Colardeau, Ballard, Le Jay, 1779 Alexander Popes Gedicht über Heloïsa und Abaelard beflügelte die literarischen Geister. Der französische Schriftsteller und Dichter Charles Pierre Colardeau (1732-1776) übertrug in einer freien Übersetzung Popes Heroïde ins Französische: Lettre d'Héloïse à Abailard (1758). Das Gedicht wurde ein großer Publikumserfolg. In der Werkausgabe Colardeaus aus dem Jahre 1803 - ein kleines Bändchen von 8 x 13 cm Größe, siehe Abbildung unten rechts - findet sich außer diesem Gedicht auch ein unvollendet gebliebenes Fragment eines Antwort-Gedichtes - gerichtet von Abaelard an Héloïse - welches weiter unten wiedergegeben ist.

Zunächst folgt jedoch das kurze Vorwort, in welchem Colardeau begründete, warum er sich dem literarischen Sujet gewidmet hatte:

Avertissement de l'auteur

HÉLOÏSE et ABAILARD vécurent au douzième siècle. Les charmes de leur esprit les rendirent célèbres, et leur passion malheureuse les rend encore intèressans. En lisant leur histoire, dans les lettres qu'ils se sont écrites, l'idée m'était venue de la mettre en vers: mais j'ai préféré le plan de M. Pope qui, dans une seule lettre, a rassemblé les principaux événemens de la vie de ces deux infortunés; j'en ai fait une imitation plutôt qu'une traduction. Je n'ai pas cru devoir m'assujettir au sens littéral du poète anglais. Toute traduction servile étant froide et languissante, c'est un défaut que j'ai tâché d'éviter, en ne m'attachant qu'à rendre, autant que j'ai pu, les beautés de l'original. Au reste, quelque passionnées que paraissent les expressions que j'ai employées dans mon ouvrage, elles sont beaucoup moins vives que celles des lettres originales. Toutes ces lettres ont été rassemblées et publiées en latin par François d'Amboise, conseiller d état, l'un des plus savans magistrats qui ayent illustré le siècle dernier. C'est un volume in-4º, imprimé à Paris, en 1616, dans lequel j'ai puisé l'Histoire abrégée de la vie, d'Abailard et d'Héloise, Comme ce livre n'est pas fort commun, j'ai cru devoir en citer quelques passages y qui serviront à faire connaître l'esprit et le style de ces deux amans. Oeuvres de Colardeau, de l'Academie francaise, Tome premier, Pillot, Paris, 1803

Lettre d'Héloïse à Abailard

Héloïse est supposée dans sa cellule occupée à
lire une lettre d' Abailard, et à y faire réponse.
Dans ces lieux habités par la seule innocence,
où régne, avec la paix, un éternel silence,
où les coeurs, asservis à de sévéres loix,
vertueux par devoir, le sont aussi par choix;
quelle tempête affreuse, à mon repos fatale,
s' éleve dans les sens d' une foible vestale?
De mes feux, mal éteints, qui ranime l' ardeur?
Amour, cruel amour, renais-tu dans mon coeur?
Hélas, je me trompois! J' aime, je brûle encore!
ô on cher et fatal!... Abailard... je t' adore!
Cette lettre, ces traits, à mes yeux si connus,
je les baise cent fois, cent fois je les ai lûs.
De sa bouche amoureuse Héloïse les presse;
Abailard! Cher amant! Mais quelle est ma faiblesse?
Quel nom, dans ma retraite, osé-je prononcer?
Ma main l' écrit!... hé bien, mes pleurs vont l' effacer!
Dieu terrible, pardonne, Héloïse soupire.
Au plus cher des époux tu lui défens d' écrire,
à tes ordres cruels Héloïse souscrit...
que dis-je? Mon coeur dicte... et ma plume obéit.
Prisons, où la vertu, volontaire victime,
gémit et se repent, quoiqu' exempte de crime,
où l' homme, de son être, imprudent destructeur,
ne jette, vers le ciel, que des cris de douleur,
marbres inanimés, et vous froides reliques,
que nous ornons de fleurs, qu' honorent nos cantiques,
quand j' adore Abailard, quand il est mon époux,
que ne suis je insensible et froide comme vous!
Mon dieu m' appelle en vain du thrône de sa gloire,
je céde à la nature une indigne victoire.
Les cilices, les fers, les prieres, les voeux,
tout est vain, et mes pleurs n' éteignent point mes feux.
Au moment où j' ai lû ces tristes caracteres,
des ennuis de ton coeur secrets dépositaires,
Abailard, j' ai senti renaître mes douleurs.
Cher époux, cher objet de tendresse et d' horreurs,
que l' amour, dans tes bras, avoit pour moi de charmes!
Que l' amour, loin de toi, me fait verser de larmes!
Tantôt je crois te voir, de mirthe couronné,
heureux et satisfait, à mes pieds prosterné;
tantôt, dans les déserts, farouche et solitaire,
le front couvert de cendre, et le corps sous la haire,
desseché dans ta fleur, pâle et défiguré,
à l' ombre des autels, dans le cloître ignoré;
c' est donc là qu' Abailard, que sa fidelle épouse,
quand la religion, de leur bonheur jalouse,
brise les noeuds chéris dont ils étoient liés,
vont vivre indifférens, l' un par l' autre oubliés;
c' est là que, détestant et pleurant leur victoire,
ils fouleront aux pieds et l' amour et la gloire.
Ah, plutôt écris-moi: formons d' autres liens,
partage mes regrets... je gémirai des tiens,
l' écho répétera nos plaintes mutuelles;
l' écho suit les amans malheureux et fidéles.
Le sort, nos ennemis, ne peuvent nous ravir
le plaisir douloureux de pleurer, de gémir.
Nos larmes sont à nous... nous pouvons les répandre:
mais Dieu seul, me dis-tu, Dieu seul doit y prétendre.
Cruel! Je t' ai perdu, je perds tout avec toi.
Tout m' arrache des pleurs... tu ne vis plus pour moi.
C' est pour toi... pour toi seul que couleront mes larmes,
aux pleurs des malheureux Dieu trouve-t-il des charmes?
écris-moi, je le veux: ce commerce enchanteur,
aimable épanchement de l' esprit et du coeur,
cet art de converser, sans se voir, sans s' entendre,
ce muet entretien, si charmant et si tendre,
l' art d' écrire, Abailard, fut sans doute inventé
par l' amante captive et l' amant agité;
tout vit par la chaleur d' une lettre éloquente,
le sentiment s' y peint sous les doigts d' une amante.
Son coeur s' y développe; elle peut, sans rougir,
y mettre tout le feu d' un amoureux desir.
Hélas! Notre union fut légitime et pure;
on nous en fit un crime, et le ciel en murmure.
à ton coeur vertueux quand mon coeur fut lié,
quand tu m' offris l' amour sous le nom d' amitié,
tes yeux brilloient alors d' une douce lumiere;
mon ame, dans ton sein, se perdit toute entiere.
Je te croyois un dieu, je te vis sans effroi.
Je cherchois une erreur, qui me trompa pour toi.
Ah! Qu' il t' en coûtoit peu pour charmer Héloïse!
Tu parlois... à ta voix tu me voyois soumise.
Tu me peignois l' amour bienfaisant, enchanteur...
la persuasion se glissoit dans mon coeur:
hélas! Elle y couloit de ta bouche éloquente,
tes lévres la portoient sur celles d' une amante.
Je t' aimai... je connus, je suivis le plaisir;
je n' eus plus de mon dieu qu' un foible souvenir.
Je t' ai tout immolé, devoir, honneur, sagesse;
j' adorois Abailard, et dans ma douce yvresse,
le reste de la terre étoit perdu pour moi:
mon univers, mon dieu, je trouvois tout dans toi.
Tu le sais; quand ton ame, à la mienne enchaînée,
me pressoit de serrer les noeuds de l' hymenée,
je t' ai dit, cher amant, hélas, qu' exiges-tu?
L' amour n' est point un crime, il est une vertu.
Pourquoi donc l' asservir à des loix tyranniques?
Pourquoi le captiver par des noeuds politiques?
L' amour n' est point esclave, et ce pur sentiment,
dans le coeur des humains, naît libre, indépendant.
Unissons nos plaisirs sans unir nos fortunes.
Crois-moi, l' himen est fait pour des ames communes,
pour des amans livrés à l' infidélité.
Je trouve dans l' amour, mes biens, ma volupté.
Le véritable amour ne craint point le parjure.
Aimons-nous, il suffit, et suivons la nature.
Apprenons l' art d' aimer, de plaire tour à tour,
ne cherchons, en un mot, que l' amour dans l' amour.
Que le plus grand des rois, descendu de son thrône,
vienne mettre à mes pieds son sceptre et sa couronne,
et que m' offrant sa main, pour prix de mes attraits,
son amour fastueux me place sous le dais,
alors on me verra préférer ce que j' aime
à l' éclat des grandeurs, au monarque, à moi-même.
Abailard, tu le sais; mon thrône est dans ton coeur.
Ton coeur fait tout mon bien, mes titres, ma grandeur.
Méprisant tous ces noms, que la fortune invente,
je porte, avec orgueil, le nom de ton amante:
s' il en est un plus tendre et plus digne de moi,
s' il peint mieux mon amour, je le prendrai pour toi.
Abailard, qu' il est doux de s' aimer, de se plaire!
C' est la premiere loi, le reste est arbitraire.
Quels mortels plus heureux que deux jeunes amans,
réunis par leurs goûts et par leurs sentimens,
que les ris et les jeux, que le penchant rassemble,
qui pensent à la fois, qui s' expriment ensemble,
qui confondent leur joie au sein de leurs plaisirs,
qui jouissent toujours, ont toujours des desirs.
Leurs coeurs, toujours remplis, n' éprouvent point de vuide.
La douce illusion à leur bonheur préside.
Dans une coupe d' or ils boivent à longs traits,
l' oubli de tous les maux et des biens imparfaits.
Si l' homme, hélas, peut l' être, ils sont heureux sans doute,
nous cherchons le bonheur, l' amour en est la route.
L' amour mene au plaisir, l' amour est le vrai bien.
Tel fut, cher Abailard, et ton sort et le mien.
Que les temps sont changés! ô jour, jour exécrable!
Jour affreux, où l' acier, dans une main coupable,
osa... quoi, je n' ai point repoussé ses efforts!
Malheureuse Héloïse, ah, que faisois-je alors?
Mon bras, mon désespoir, les larmes d' une amante
auroient... rien ne fléchit leur rage frémissante!
Barbares, arrêtez, respectez mon époux,
seule j' ai mérité de périr sous vos coups!
Vous punissez l' amour, et l' amour est mon crime!
Oui, j' aime avec fureur, frapez votre victime.
Vous ne m' écoutez pas! Le sang coule!... ah, cruels!
Quoi, mes cris, quoi, mes pleurs, paroîtront criminels!
Quoi, je ne puis me plaindre en mon malheur funeste!
Nos plaisirs sont détruits... ma rougeur dit le reste.
Mais, quelle est la rigueur du destin qui nous perd?
Nous trouvons dans l' abysme, un autre abysme ouvert.
ô mon cher Abailard, peins-toi ma destinée.
Rapelle-toi le jour, où de fleurs couronnée,
où, prête à prononcer un serment solemnel,
ta main me conduisit aux marches de l' autel,
où, détestant tous deux le sort qui nous opprime,
on vit une victime immoler la victime,
où, le coeur consumé du feu de mes desirs,
je jurai de quitter le monde et ses plaisirs.
D' un voile obscur et saint, ta main foible et tremblante,
à peine avoit couvert le front de ton amante,
à peine je baisois ces vêtemens sacrés,
ces cilices, ces fers à mes mains préparés,
du temple tout-à-coup les voûtes retentirent.
Le soleil s' obscurcit, et les lampes pâlirent.
Tant le ciel entendit, avec étonnement,
des voeux qui n' étoient plus pour mon fidéle amant!
Tant l' éternel encor doutoit de sa victoire!
Je te quittois... Dieu même avoit peine à le croire.
Hélas, qu' à juste titre il soupçonnoit ma foi!
Je me donnois à lui quand j' étois toute à toi.
Viens donc, cher Abailard, seul flambeau de ma vie.
Que ta présence encor ne me soit point ravie!
C' est le dernier des biens dont je veuille jouir.
Viens, nous pourrons encor connoître le plaisir,
le trouver dans nos yeux, le puiser dans nos ames.
Je brûle... de l' amour je sens toutes les flammes.
Laisse-moi m' appuyer sur ton sein amoureux,
me pâmer sur ta bouche, y respirer nos feux:
quels momens, Abailard! Les sens-tu? Quelle joie!
ô douce volupté!... plaisirs... où je me noye!
Serre-moi dans tes bras! Presse-moi sur ton coeur!
Nous nous trompons tous deux, mais quelle heureuse erreur!
Je ne me souviens plus de ton destin funeste,
couvre-moi de baisers... je rêverai le reste.
Que dis-je! Cher amant, non, non, ne m' en crois pas.
Il est d' autres plaisirs, montre-m' en les appas.
Viens, mais pour me traîner aux pieds du sanctuaire,
pour m' apprendre à gémir sous un joug salutaire,
à te préférer Dieu, son amour et sa loi,
si je puis cependant les préférer à toi.
Viens, et pense du moins que ce troupeau timide
de vestales, d' enfans, a besoin qu' on le guide.
Ces filles du seigneur, instruites par ta voix,
baissant un front docile et s' imposant tes loix,
marcherent sur tes pas dans ce climat sauvage,
de ces remparts sacrés, l' enceinte est ton ouvrage,
et tu nous fis trouver, sur des rochers affreux,
des campagnes d' éden l' attrait délicieux;
retraite des vertus, séjour simple et champêtre.
Sans faste, sans éclat, tel enfin qu' il doit être:
les biens de l' orphelin ne l' ont point enrichi;
de l' or du fanatique il n' est point embelli;
la piété l' habite, et voilà sa richesse.
Dans l' enclos ténébreux de cette forteresse,
sous ces dômes obscurs, à l' ombre de ces tours,
que ne peut pénétrer l' éclat des plus beaux jours,
mon amant autrefois répandoit la lumiere:
le soleil brilloit moins au haut de sa carriere.
Les rayons de sa gloire éclairoient tous les yeux.
Maintenant qu' Abailard ne vit plus dans ces lieux,
la nuit les a couvert de ses voiles funebres,
la tristesse nous suit dans l' horreur des ténébres.
On demande Abailard, et je vois tous les coeurs,
privés de mon amant, partager mes douleurs.
Des larmes de ses soeurs Héloïse attendrie,
de voler dans leurs bras te conjure et te prie.
Ah, charité trompeuse! Ingénieux détour!
Ai-je d' autre vertu que celle de l' amour?
Viens, n' écoute que moi, moi seule je t' apelle.
Abailard, sois sensible à ma douleur mortelle.
Toi, dans qui je trouvois pere, époux, frere, ami,
toi, de tous les amans, l' amant le plus chéri,
ne vois-tu plus en moi ton épouse charmante,
ta fille, ton amie, et sur-tout ton amante?
Viens, ces arbres touffus, ces pins audacieux,
dont la cime s' éleve et se perd dans les cieux,
ces ruisseaux argentés, fuyans dans la prairie,
l' abeille, sur les fleurs, cherchant son ambroisie,
le zéphir, qui se joue au fond de nos bosquets,
ces cavernes, ces lacs et ces sombres forêts,
ce spectacle riant, offert par la nature,
n' adoucit plus l' horreur du tourment que j' endure.
L' ennui, le sombre ennui, triste enfant du dégoût,
dans ces lieux enchantés se traîne, et corrompt tout.
Il séche la verdure, et la fleur pâlissante
se courbe et se flétrit sur sa tige mourante.
Zéphir n' a plus de souffle, écho n' a plus de voix,
et l' oiseau ne sait plus que gémir dans nos bois.
Hélas! Tels sont les lieux où, captive, enchaînée,
je traîne dans les pleurs ma vie infortunée,
cependant Abailard, dans cet affreux séjour,
mon coeur s' ennyvre encor des poisons de l' amour.
Je n' y dois mes vertus qu' à ta funeste absence,
et j' y maudis cent fois ma pénible innocence.
Moi, dompter mon amour quand j' aime avec fureur!
Ah! Ce cruel effort est-il fait pour mon coeur?
Avant que le repos puisse entrer dans mon ame,
avant que ma raison puisse étouffer ma flamme,
combien faut-il encor aimer, se repentir,
désirer, espérer, désespérer, sentir,
embrasser, repousser, m' arracher à moi-même,
faire tout, excepté d' oublier ce que j' aime.
ô funeste ascendant! ô joug impérieux!
Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux?
Perfide, de quel nom veux-tu que l' on te nomme?
Toi, l' épouse d' un dieu; tu brûles pour un homme!
Dieu cruel, prends pitié du trouble où tu me vois,
à mes sens mutinés ose imposer tes loix.
Tu tiras du cahos le monde et la lumiere,
hé bien, il faut t' armer de ta puissance entiere.
Il ne faut plus créer... il faut plus en ce jour,
il faut dans Héloïse anéantir l' amour.
Le pourras-tu, grand dieu? Mon désespoir, mes larmes,
contre un cher ennemi te demandent des armes;
et cependant, livrée à de contraires voeux,
je crains plus tes bienfaits que l' excès de mes feux.
Cheres soeurs, de mes fers, compagnes innocentes,
sous ces portiques saints, colombes gémissantes,
vous, qui ne connoissez que ces froides vertus,
que la religion donne... et que je n' ai plus,
vous, qui dans les langueurs du zéle monastique,
ignorez de l' amour l' empire tyrannique;
vous enfin, qui n' ayant que Dieu seul pour amant,
aimez par habitude, et non par sentiment:
que vos coeurs sont heureux, puisqu' ils sont insensibles!
Tous vos jours sont sereins, toutes vos nuits paisibles.
Le cri des passions n' en trouble point le cours.
Ah! Qu' Héloïse envie et vos nuits et vos jours!
Héloïse aime et brûle au lever de l' aurore,
au coucher du soleil elle aime et brûle encore,
dans la fraîcheur des nuits elle brûle toujours.
Elle dort pour rêver dans le sein des amours.
à peine le sommeil a fermé mes paupieres,
l' amour, me caressant de ses aîles légeres,
me rappelle ces nuits, cheres à mes desirs,
douces nuits, qu' au sommeil disputoient les plaisirs!
Abailard, mon vainqueur, vient s' offrir à ma vue:
je l' entends... je le vois... et mon ame est émue.
Les sources du plaisir se r' ouvrent dans mon coeur;
je l' embrasse... il se livre à ma brûlante ardeur.
La douce illusion se glisse dans mes veines:
mais que je jouis peu de ces images vaines!
Sur ces objets flatteurs, offerts par le sommeil,
la raison vient tirer le rideau du réveil.
Non, tu n' éprouves plus ces secousses cruelles,
Abailard, tu n' as plus de flammes criminelles.
Dans le funeste état où t' a réduit le sort,
ta vie est un long calme, image de la mort.
Ton sang, pareil aux eaux des lacs et des fontaines,
sans trouble et sans chaleur circule dans tes veines.
Ton coeur glacé n' est plus le thrône de l' amour,
ton oeil appésanti s' ouvre avec peine au jour:
on n' y voit point briller le feu qui me dévore.
Tes regards sont plus doux qu' un rayon de l' aurore.
Viens donc, cher Abailard! Que crains-tu près de moi?
Le flambeau de Vénus ne brûle plus pour toi.
Désormais insensible aux plus douces caresses,
t' est-il encor permis de craindre des foiblesses?
Puis-je espérer encor d' être belle à tes yeux?
Semblable à ces flambeaux, à ces lugubres feux,
qui brûlent près des morts sans échauffer leur cendre,
mon amour sur ton coeur n' a plus rien à prétendre.
Ce coeur anéanti ne peut plus s' enflammer.
Héloïse t' adore, et tu ne peus l' aimer!
Mais que sens-je? ô pouvoir! ô puissance suprême!
Quelle main me déchire, et m' arrache à moi-même?
Tremble, cher Abailard! Un dieu parle à mon coeur.
De ce dieu, ton rival, sois encor le vainqueur.
Vole près d' Héloïse, et sois sûr qu' elle t' aime.
Abailard, dans mes bras, l' emporte sur Dieu même:
oui, viens... ose te mettre entre le ciel et moi;
dispute-lui mon coeur... et ce coeur est à toi.
Que dis-je? Non, cruel, fuis loin de ton amante:
fuis, céde à l' éternel Héloïse mourante.
Fuis, et mets entre nous l' immensité des mers:
habitons les deux bouts de ce vaste univers.
Dans le sein de mon dieu, quand mon amour expire,
je crains de respirer l' air qu' Abailard respire;
je crains de voir ses pas sur la poudre tracés.
Tout me rappelleroit des traits mal effacés.
Du crime au repentir un long chemin nous mene:
du repentir au crime un moment nous entraîne.
Ne viens point, cher amant, je ne vis plus pour toi,
je te rends tes sermens, ne pense plus à moi.
Adieu, plaisirs si chers à mon ame ennyvrée:
adieu, douces erreurs d' une amante égarée;
je vous quitte à jamais, et mon coeur s' y résout:
adieu, cher Abailard, cher époux... adieu tout.
ô grace lumineuse! ô sagesse profonde!
Vertu, fille du ciel, oubli sacré du monde!
Vous, qui me promettez des plaisirs éternels,
enlevez Héloïse au sein des immortels.
Je me meurs... Abailard, viens fermer ma paupiere.
Je perdrai mon amour en perdant la lumiere.
Dans ces affreux momens, viens du moins recueillir
et mon dernier baiser et mon dernier soupir.
Et toi, quand le trépas aura flétri tes charmes,
ces charmes séducteurs, la source de mes larmes,
quand la mort, de tes jours éteindra le flambeau,
qu' on nous unisse encor dans la nuit du tombeau.
Que la main des amours y grave notre histoire,
et que le voyageur, pleurant notre mémoire,
dise, ils s' aimerent trop, ils furent malheureux;
gémissons sur leur tombe, et n' aimons pas comme eux.

Fragment d'une réponse d'Abailard à Héloïse

Qu'ai-je lu? qu'as-tu fait, malheureuse Héloïse?
Au joug de tes devoirs je te croyais soumise:
Je croyais que ton cœur , puni d'avoir aimé,
A de froids sentimens s'était accoutumé.
Moi-même, plus tranquille et dans la solitude,
Sous le poids de mes fers, courbé par l'habitude,
Inconnu, séparé du reste des mortels,
N'adorant que le Dieu, dont je sers les autels,
J'oubliais qu'Héloïse, aux larmes condamnée,
Achevait, loin de moi, sa triste destinée.
Je n'abandonnais plus mes esprits détrompés
Au regret des plaisirs qui me sont échappés;
Et je goûtais la paix, que j'ai tant poursuivie,
Ton amour partagea le trouble de ma vie:
Il était juste aussi que ton cœur généreux
Pût jouir d'un repos nécessaire à tous deux.
Je t'écris... je me peins dans cet état paisible,
Qui suit l'épuisement d'une ame trop sensible,
Et ma froide raison t'invite à partager
Les trompeuses douceurs d'un calme passager...
Héloïse, Heloïse... ah! quelle-est ta réponse!...
Le repos m'abandonne, et ma rage y renonce:
La flamme qui te brûle a ranimé mes feux:
Oui, je t'aime... et t'aimer est un supplice affreux.
Trop déplorable amante, ô ma chère Héloïse!
De mon amour troublé pardonne la surprise:
Indigne d'être aimé, j'ai douté de ton cœur.
Pouvais-je me flatter d'inspirer tant d'ardeur,
Moi qui, sous le fardeau d'une vie importune,
N'ai plus de sentiment que pour mon infortune;
Qui redoutais, sur-tout, de réveiller en toi
Un amour, désormais inutile pour moi?
Je ne suis plus celui, dont l'ardeur dévorante
Se rallumait sans cesse aux feux de son amante;
Et qui, plein d'un amour accru par les désirs,
Sut t'en prouver l'excès par l'excès des plaisirs...
Hélas! tu le sais trop: le ciel, dans sa vengeance,
Le ciel ne m'a laissé qu'un reste d'existence.
Menagemens cruels, autant que superflus!
J'existe, pour sentir que je n'existe plus.
0 mort! m'as-tu frappé, sans pouvoir me détruire?
L'homme est anéanti dans l'homme qui respire,
Et de l'humanité ce qui survit en moi
Fait rougir la nature et la glace d'effroi.
Image affreuse, hélas! que tu m'as retracée!...
Crains-tu qu'elle n'échappe à ma triste pensée?
Tu me crois donc heureux par mes propres malheurs?
Va, mes lâches bourreaux et tes persécuteurs,
En flétrissant les sens de leur faible victime,
N'ont pu dénaturer le cœur qui les anime:
C'est au fond de ce cœur qu'ils devaient te chercher;
C'est ce cœur, en un mot, qu'il fallait m'arracher.
Depuis l'instant cruel, où, dans sa rage extrême,
Le sort m'a pour jamais séparé de moi-même,
Toujours enseveli dans l'ombre des déserts,
J'ai dérobé ma honte aux yeux de l'univers;
Et toi-même, Héloïse, abandonnant ce monde,
Tu cachais ta douleur dans une nuit profonde.
J'ai cru que devant Dieu ton cœur humilié
Oubliait un amant digne d'être oublié;
Et qu'enfin, ramenée à ton indifférence,
Tu vivais plus tranquille, au sein de l'innocence.
Je l'ai cru!... Cette idée, en des tems plus heureux,
Aurait livré mon âme à des tourmens affreux;
Aujourd'hui, je voudrais qu'elle adoucît ma peine;
Mon cœur, à ton amour préférerait ta haine...
Vois combien cet amour accroît mon désespoir!
Déjà docile au joug d'un rigoureux devoir
J'embrassais sans effort des vertus mercenaires:
Dieu même, plus sensible à mes larmes amères,
Au pied de ses autels, dans le sein de la paix,
Sur mon cœur affligé répandait ses bienfaits:
Je me flattais, enfin, que sa main consolante
Versait les mêmes dons sur ma plaintive amante...
Douce et trompeuse erreur, dont j'ai trop peu joui!
Mon bonheur commençait, il s'est évanoui.
Ta lettre, cette lettre où ton âme exprimée
A peint toute l'ardeur dont elle est consumée,
Cette lettre brûlante a porté dans mes sens
Ces désirs, autrefois si vifs et si puissans...
Trop cruelle Héloïse! ah! pourquoi ta tendresse
N'a-t-elle pas du moins ménagé ma faiblesse?
Pourquoi montrer encor à mes yeux entr'ouverts
L'image de ces biens qui me furent si chers,
Et pourquoi rappeller à mon âme sensible
D'un bonheur, qui n'est plus, le souvenir horrible?
Toi-même, tu l'as dit ton malheureux amant,
Par ses persécuteurs prive du sentiment,
N'est plus qu'un spectre vain, n'est plus qu'une ombre errante,
Désormais insensible dux baisers d'une amante :
Et cependant, en proie a tes brûlans désirs,
Ton cœur à cet amant demande des plaisirs?
Tu brûles de le voir, quand sa vue importune
Ne peut que te montrer toute son infortune;
Quand lui-même, presse par tes embrassemens,
Ne pouirait, dans tes bras, sentir que des tourmens!
Epargne a tous les deux ce supplice barbaie:
L'excès de ton amour et t'abuse et t'egare...


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